IX
L’ATTENTE

Le capitaine de vaisseau Thomas Herrick s’appuya mollement sur le coude pour feuilleter le compte rendu quotidien du commis. Son cerveau et son corps étaient moulus, séquelles des soucis et d’un travail harassant. Les mouvements assez désagréables n’arrangeaient rien. Le Benbow roulait pesamment dans les creux ; et la glissade se terminait régulièrement par un grand tremblement qui courait dans toutes les membrures.

Ils étaient au mouillage sous la pointe du Skaw avec les autres bâtiments de ligne. Après avoir péniblement fait route depuis l’endroit où ils avaient livré combat à l’escadre de Ropars et passé ensuite une journée à l’ancre, tous les équipages étaient au travail. Il fallait ravauder ou remplacer les voiles, manier scie et marteau, refaire les épissures, goudronner les manœuvres dormantes. On aurait pu croire qu’ils n’étaient pas au milieu de cette sinistre mer du Nord, mais bien à l’abri dans quelque arsenal.

On frappa à la porte. Herrick se raidit, c’était l’instant qu’il redoutait tant.

— Entrez !

Loveys, le chirurgien, ferma la porte derrière lui et se laissa tomber dans un fauteuil bien rembourré. Il n’avait pas changé d’un pouce : toujours cette tête de cadavre, mais pas fatigué pour un sou.

— Commandant, vous m’avez l’air bien épuisé, commença-t-il.

Herrick essaya de chasser de ses pensées tous les problèmes de l’escadre et de son propre bâtiment, comme on repousse un tas de feuilles mortes. Alors même qu’il était contraint sans aucun répit de se consacrer à ces tâches de routine, il n’avait cessé un seul instant de penser à son ami qui gisait dans la chambre arrière.

Il y avait les hommes à promouvoir pour remplacer leurs camarades morts ou blessés. L’aspirant Aggett avait été nommé enseigne de vaisseau à titre provisoire pour remplacer le jeune Courtenay. La mâchoire arrachée, l’esprit détraqué, c’était miracle qu’il fût encore en vie. Il avait fallu réorganiser les équipes de quart et les rôles pour répartir au mieux les hommes expérimentés. Le commis se plaignait de l’état des vivres, plusieurs tonneaux de bœuf avaient été réduits en bouillie par un boulet perdu. Il y avait également le devoir funèbre d’immerger les corps, il fallait répondre à tout, maintenir le contact avec les autres commandants. Tout cela avait dévoré la totalité de ses ressources et au-delà.

— Ne vous en faites pas pour moi – il essayait de garder un ton calme : Comment va-t-il aujourd’hui ?

Loveys était perdu dans la contemplation de ses gros doigts.

— La blessure est très enflammée, commandant. J’ai changé plusieurs fois le pansement, je viens de poser un drain – il hocha la tête. Je n’en suis pas sûr, commandant, je ne sens aucune odeur de gangrène, mais c’est une sale blessure.

Il fit un geste de la main, comme s’il maniait des ciseaux.

— La balle s’est aplatie en s’écrasant contre la chair et l’os, mais c’est là chose normale. Le bouton a éclaté pour former une sorte de pince et je crains qu’il n’en reste des fragments dans la blessure, ou même des bouts de tissu qui favoriseraient la purulence.

— Comment supporte-t-il tout cela ?

Loveys esquissa un sourire.

— Vous le savez mieux que moi – son sourire s’effaça. Il faut le débarquer. Chaque mouvement de sa couchette est un véritable martyre, chaque mouvement peut déclencher la gangrène. Je lui donne de l’opium la nuit, mais je ne peux pas faire plus sans l’affaiblir encore.

Il fixa Herrick droit dans les yeux :

— Il est possible que je sois obligé de souder une nouvelle fois ou, pis encore, d’amputer. Cela peut vous tuer même les plus forts, ou quelqu’un qui tire le plus gros de son énergie du feu de l’action.

— Je vous remercie, fit Herrick en hochant la tête.

C’était ce qu’il pressentait, même s’il espérait toujours en dame Fortune.

Loveys se leva pour prendre congé.

— Je vous suggère de rendre Mr. Pascœ à ses devoirs, monsieur – il fit taire d’un geste la protestation qu’allait émettre Herrick. Notre amiral risque de mourir, mais Mr. Pascœ devra reprendre le combat. Il s’épuise à rester ainsi avec lui.

— Très bien. Demandez à Mr. Wolfe de s’en occuper pour moi.

Seul de nouveau, Herrick essaya de décider ce qu’il devait faire.

Le Styx était parti, il ne pouvait détacher L’Implacable pour ramener Bolitho en Angleterre. L’Implacable avait ébloui tout le monde. En harcelant le gros transport, et le commandant Peel avait confirmé qu’il était plein à ras bord de soldats français, il avait empêché les frégates de Ropars de participer au gros de l’action. Ceci, plus la manœuvre inattendue du Benbow, avait renversé le sort des armes. Et, en dépit de tout cela, L’Implacable avait peu souffert.

Herrick avait bien songé à détacher La Vigie. Après ce que venait de lui raconter Loveys, il semblait qu’il n’y eût guère d’autre choix.

Et Bolitho n’allait certes pas le remercier. Il avait toujours placé le devoir avant ses sentiments personnels, quel qu’en fût le prix. Mais dans le cas présent…

Herrick sursauta en entendant frapper à la porte. Lyb, qui avait remplacé Aggett en tant qu’aspirant le plus ancien, passa la tête.

— Mr. Byrd vous présente ses respects, commandant, La Vigie vient de signaler une voile dans l’ouest.

Herrick se leva à contrecœur, assez indécis.

— Dites au quatrième lieutenant que je vais monter sur le pont et informez l’escadre. L’Indomptable est-il en vue ?

Lyb fronça le sourcil, surpris par la question. Il avait seize ans, était assez joli garçon, avec la même couleur de cheveux que celle de Wolfe. Herrick songea que cela avait dû lui valoir quelques commentaires peu amènes.

— Oui, monsieur, il est toujours dans le nord-ouest à nous.

— Mes compliments à Mr. Byrd, dites-lui de transmettre le message à L’Indomptable, pour le cas où…

— Pour le cas où… monsieur ? fit Lyb, tout étonné.

— Bon sang de bois, monsieur Lyb, faut-il répéter tout ce que l’on vous dit ?

Il empoigna le dossier de son siège pour reprendre son calme. Pour le cas où… Il n’en revenait pas, d’avoir pensé ainsi à voix haute. Cela donnait une vague idée de la tension à laquelle il était soumis, comme pris dans un étau. Il appela :

— Monsieur Lyb !

Le jeune homme revint, essayant de dissimuler sa frayeur.

— Monsieur ?

— Je n’ai aucune raison de m’en prendre à vous. A présent, je vous prie de porter mon message au quatrième lieutenant.

Lyb battit en retraite, tout interloqué. Il n’était pas peu surpris de voir le commandant piquer une crise qui ne ressemblait guère à ce commandant, mais il ne l’était pas moins d’avoir entendu les excuses qui avaient suivi, ce qui ne ressemblait à aucun commandant connu.

Herrick ramassa sa coiffure et se dirigea vers l’arrière. Chaque jour, il essayait de se cantonner dans son rôle, de faire comme s’il occupait provisoirement la place de Bolitho. Même lorsqu’il le trouvait en train de sommeiller ou à peine conscient de ce qui se passait, il venait lui faire son rapport, y ajoutait quelques commentaires sur la vie du bord ou le temps qu’il faisait. C’était sa contribution, le moyen de trouver quelque chose qui pût faire baisser la tension. Cela permettait peut-être aussi à Bolitho de se raccrocher à la réalité.

Il trouva Allday assis sur une chaise, Ozzard qui ramassait quelques vêtements sales. Allday esquissa le geste de se lever, il lui fit signe de rester assis.

— Ça va. Ce n’est pas drôle pour nous tous. Comment est-il ?

Allday ne vit rien d’anormal dans le fait qu’un commandant lui posât une question. Herrick était différent, c’était un ami. Il tendit ses grandes mains.

— Il est très faible, commandant. Je lui ai donné un peu de soupe, mais il n’a pas réussi à la garder. J’ai essayé du cognac et j’ai demandé à Ozzard de lui faire la lecture. Lui, c’est un homme qui a de l’éducation, si j’ose dire.

Herrick hochait la tête, ému par la simplicité de cet homme.

— Je vais lui faire mon rapport.

Il entra dans la petite chambre à coucher et se dirigea d’un pas hésitant vers la couchette. C’était toujours la même chose : cette terreur de la gangrène, de ce qu’elle pouvait causer comme ravages chez un homme.

— Bonjour, amiral, fit-il enfin. La Vigie vient de signaler une voile dans l’ouest. Un danois, probablement, ou bien un bâtiment neutre. Il a de la chance. J’ai ordonné à L’Indomptable de se tenir paré à l’intercepter.

Il voyait son visage marqué. Bolitho suait à grosses gouttes, la boucle de cheveux noirs qui cachait d’habitude sa cicatrice était plaquée sur le côté. Herrick regarda cette cicatrice, Le coup n’était pas passé bien loin. Mais, à cette époque, Bolitho n’était qu’enseigne de vaisseau, il était plus jeune que Pascœ ou même que ce malheureux Courtenay.

Il sursauta en le voyant ouvrir les yeux. C’était le dernier signe de vie chez lui.

— Une voile, dites-vous ?

— Oui, répondit Herrick très doucement. Mais cela n’a sans doute aucune importance.

— Il faut prévenir l’amiral, Thomas – on voyait que parler le faisait souffrir. Dites-lui, pour Ropars et ce gros transport. Dès que nous verrons une frégate détachée par la flotte, vous devrez…

Herrick se pencha sur la couchette. Il voyait trop combien son ami souffrait, à quel point il était à bout de bord.

— Je m’occupe de tout, ne vous en faites pas.

Bolitho essaya de lui sourire.

— Je souffre les tourments de l’enfer, Thomas. Parfois, j’ai l’impression d’être en feu. Parfois, je ne sens strictement rien.

Herrick lui essuya le visage et le cou avec un linge.

— Reposez-vous.

— Me reposer ? fit Bolitho en lui serrant le poignet. Vous êtes-vous regardé ? Vous avez encore plus sale mine que moi !

Il fut pris d’une quinte de toux et la douleur lui arracha un gémissement.

— Dans quel état est le bâtiment ? Combien d’hommes avons-nous perdus ?

— Trente morts, amiral, répondit Herrick, et environ quatre qui ne vont pas tarder à les imiter, j’en ai peur. Pour toute l’escadre, nous comptons une centaine de morts et de blessés graves.

— C’est trop, Thomas, c’est beaucoup trop. Où est Adam ?

— Je l’ai envoyé au travail, amiral. Il se fait trop de souci.

A sa grande surprise, Bolitho réussit à sourire.

— Je vous fais confiance pour penser à ça.

— En fait, c’est le chirurgien qui a eu l’idée.

— Celui-là… Il est comme la Grande Faucheuse, il attend son heure.

— Il est meilleur chirurgien que bien d’autres, amiral, conclut Herrick en se levant. Il faut que j’aille m’occuper de notre visiteur. Je reviens.

Il se baissa impulsivement et posa la main sur l’épaule de Bolitho. Mais celui-ci avait de nouveau sombré dans une semi-inconscience. Herrick ôta doucement la couverture et, après avoir hésité, effleura de la main le pansement qu’avait posé Loveys avec grand soin. Il retira doucement sa main et quitta la chambre. Même à travers le pansement, on sentait que la cuisse était en feu, comme si le corps se consumait de l’intérieur.

— Dois-je aller près de lui, commandant ? demanda Allday en voyant sa tête.

— Laissez-le dormir, répondit tristement Herrick. Il s’est adressé à moi de manière très claire, mais…

Il laissa sa phrase inachevée et gagna la dunette.

La matinée était sombre, la plupart des officiers qui étaient en train de discuter de cette nouvelle voile évitèrent soigneusement son regard.

Il entendit Wolfe qui disait :

— Je comprends ce que vous ressentez, monsieur Pascœ, mais le devoir est le devoir et je manque trop de monde pour vous détacher de votre division.

Wolfe salua Herrick.

— C’est réglé, commandant, il vaut mieux que ça vienne de moi. Il peut bien me vouer aux gémonies, l’essentiel est qu’il fasse son travail.

L’aspirant Lyb les interrompit :

— Signal de La Vigie, monsieur : « L’autre bâtiment, c’est un… – il se pencha par-dessus le bras d’un aspirant voisin pour vérifier dans le livre des signaux – … un brick, monsieur, la Marguerite. »

Wolfe poussa un grand soupir.

— Voilà peut-être des nouvelles ? Mais non, fit-il en jetant un regard à Lyb, et il grogna : Des perles aux pourceaux, monsieur ! Faites l’aperçu, je vous prie !

Herrick se détourna. Il valait mieux être comme Wolfe, impénétrable, inébranlable et donc inaccessible. Mais il savait aussi qu’en pensant cela il se mentait à lui-même.

L’équipage avait à peine eu le temps de dîner puis de retourner au travail que le petit brick mettait en panne avant d’affaler son canot.

— Rappelez la garde, monsieur Wolfe, ordonna Herrick d’une voix lasse. J’ai le sentiment que le commandant de ce brick va venir à bord.

Plus à l’arrière, dans sa couchette, Bolitho s’était mis sur le côté pour épier les bruits familiers qui venaient de la dunette. On se préparait à recevoir le commandant de l’autre bâtiment. Allday lui avait appris le nom du brick et Bolitho l’avait envoyé sur le pont pour y glaner des nouvelles.

La cuisse lui élançait, la douleur revenait à l’assaut comme une bête sauvage. Transpirant, sanglotant, Bolitho gagna pouce après pouce le rebord de sa couchette. Son esprit affaibli lui disait qu’il devait absolument apercevoir la mer, les autres bâtiments, et s’accrocher à tout prix à ce qui lui semblait une ligne de vie.

C’était comme ce qui lui était arrivé, sur ce passavant. La seconde d’avant, vous êtes debout. Celle d’après, vous gisez sur le pont de tout votre long, sans aucun souvenir de ce qui s’est passé entre les deux.

De l’autre côté de la portière en toile, le factionnaire cria soudain, pris de panique :

— Monsieur ! Monsieur !

Allday, qui arrivait en courant, repoussa violemment l’homme pour découvrir, hagard, Bolitho étendu sur le pont. La toile à damier était tachée de sang mêlé d’eau, du sang qui coulait toujours. Allday cria :

— Allez chercher le chirurgien !

Et, prenant Bolitho dans ses bras, il le garda convulsivement serré contre lui.

Lorsque Herrick et Loveys arrivèrent, suivis par le commandant du brick, tout étonné, Allday et Bolitho étaient toujours immobiles.

Loveys s’agenouilla sur le pont puis annonça d’une voix altérée :

— La blessure s’est ouverte – et se tournant vers Herrick : Voudriez-vous envoyer quelqu’un me rapporter mes instruments ?

Herrick le regardait fixement, tandis qu’Ozzard allait chercher les aides de Loveys.

— Pas sa jambe ?

Comme le chirurgien se taisait, il insista :

— Vous n’allez pas lui couper la jambe ?

— C’est ma faute, s’exclama Allday. Il m’a envoyé faire autre chose, j’aurais dû m’en douter !

— Vous douter de quoi ? lui demanda sèchement Loveys.

Allday détourna les yeux vers la fenêtre.

— Il voulait voir la mer. C’est sa vie, vous ne comprenez donc pas ?

Des hommes arrivaient dans la chambre, on passait des consignes dans tous les sens plus vite qu’une salve de mousquets.

Loveys découpa le pansement et le commandant du brick recula, horrifié :

— Mon Dieu, ce qu’il a dû endurer !

Loveys lui jeta un regard glacial :

— Retirez-vous, commandant, si vous n’avez rien de mieux à nous offrir que vos plaintes !

Et il ajouta plus doucement à l’intention d’Allday :

— Vous aussi, partez. Croyez-moi, partez.

Allday finit par se décider à lâcher le corps flasque de Bolitho. Les hommes du chirurgien attendaient comme des vampires.

Lorsqu’ils furent passés dans l’autre chambre, Herrick demanda doucement au commandant du brick :

— Et maintenant, monsieur, qu’avez-vous à me dire ?

Encore tout secoué par l’éclat du chirurgien, l’officier répondit :

— J’apporte une dépêche pour l’amiral, monsieur. L’escadre française ne se dirigeait pas vers l’Irlande. Il est quasi certain qu’elle va tenter d’entrer en mer Baltique. Le commodore Rice arrive en renfort avec l’escadre des Downs.

Herrick essayait de ne pas écouter ce qui se passait de l’autre côté de la porte. Il finit par répondre :

— Nous avons rencontré le vice-amiral Ropars, il y a trois jours de cela. Cet homme que vous venez d’apercevoir, et qui risque fort de mourir dans l’heure, a dispersé l’ennemi et détruit l’un de ses soixante-quatorze.

Dans le silence de la chambre, ses mots claquaient comme des coups de pistolet. L’officier répondit d’une voix altérée :

— Voilà une action bien courageuse, commandant. Avez-vous des ordres pour moi ?

— Précisément, fit Herrick en désignant la porte.

 

L’honorable Oliver Browne, lieutenant de vaisseau, regardait Herrick qui arpentait la chambre et dont l’ombre trapue se détachait derrière les fanaux.

Les mouvements de plate-forme s’étaient amplifiés pendant la journée. Browne ne pouvait même pas imaginer les difficultés rencontrées par le chirurgien dans des conditions pareilles. Il faisait presque nuit et il était clair que, s’il ne s’arrêtait pas, Herrick allait s’effondrer. Browne savait très bien pourquoi il s’obligeait à cette activité fébrile, alors que d’autres se seraient concentrés sur ce qui exigeait réellement leur attention. Cela dit, il ne savait pas comment il faisait pour tenir le coup.

Les vigies avaient rendu compte d’un signal de L’Indomptable qui patrouillait dans le noroît du mouillage. L’escadre du Commodore Rice était en vue, mais le temps de répéter le message à tous les commandants, la nuit, renforcée encore par une succession de lignes de grain, avait tout masqué.

— Je vais informer le commodore Rice de notre situation, lui dit Herrick. Nous sommes en état de combattre, mais les avaries des œuvres vives méritent attention. Je vais lui demander l’autorisation de quitter la zone et de rentrer au mouillage Browne acquiesça. Le Benbow était certainement celui qui avait le plus souffert, avec plus d’un tiers des pertes de l’escadre. On avait immergé deux hommes de plus le jour même, deux hommes qui, étonnamment, n’étaient pas ceux que l’on s’attendait le plus à voir disparaître.

Herrick jeta ses papiers sur la table et conclut, désespéré :

— Mais, bon sang, qu’est-ce qu’il fait, ce fichu boucher ?

— Il fait de son mieux, monsieur.

Il avait dit cela sur un ton si banal, si éloigné de ce qu’il voulait exprimer, qu’il s’attendait à voir Herrick lui voler dans les plumes. Mais non.

Herrick répondit :

— Je ne me suis jamais fait autant de mauvais sang pour qui que ce soit, m’entendez-vous ? Nous avons combattu ensemble sur toutes les mers, d’ici aux mers du Sud. Je pourrais vous raconter des histoires qui vous feraient trembler de frayeur et de fierté à la fois.

Il le regardait en parlant, mais ses yeux bleus étaient perdus dans le vague, il revivait visiblement des choses dont Browne savait qu’elles lui seraient à jamais inaccessibles.

— Des tempêtes, des coups de chien inouïs qui menaçaient de réduire le bâtiment en miettes, nous en avons vu, et nous nous en sommes sortis. Vous comprenez ?

— Je… je crois que oui, monsieur.

— C’est moi qui lui ai appris la mort de sa femme. On m’avait dit que ce serait plus facile si c’était moi, mais comment voulez-vous qu’une mission aussi terrible que celle-là soit facile ?

Il était assis sur le bord de sa table et se penchait vers l’officier comme pour mieux appuyer ce qu’il disait.

— En bas, dans l’entrepont, l’un de nos hommes a crié et l’a appelé Dick – il eut un sourire triste. A bord de sa frégate, la Phalarope, c’est ainsi qu’on l’appelait : Dick Égalité. Il prend soin de ses hommes, vous savez.

La porte s’ouvrit, laissant passer dans l’embrasure tous les bruits du bord. Allday était là, immobile, le visage crayeux. Herrick sauta sur ses pieds.

— Qu’y a-t-il ?

— J’aimerais boire quelque chose de fort, monsieur, fit Allday d’une voix à peine audible – il dut faire un effort pour continuer : Le chirurgien dit qu’il survivra, monsieur.

Il avait l’air sonné, à peine conscient de ce qui lui arrivait. Ils étaient tous trois debout et suivaient instinctivement les mouvements du Benbow. Ils avaient tous envie de dire quelque chose, mais seul Allday trouvait ses mots.

— Poursuivez, ordonna enfin Herrick.

Il traversa la chambre à reculons comme s’il craignait, en quittant Allday des yeux, de tout détruire. Il attrapa enfin une bouteille et des verres.

Allday prit le cognac et l’avala comme s’il ne s’en apercevait pas.

— Je croyais que le chirurgien vous avait demandé de partir ? lui dit doucement Herrick.

— C’est trop vrai, répondit Allday en tendant son verre pour se faire verser une seconde rasade. Ça a duré des heures. Tout ce sang… Même le vieux Loveys… – il secoua la tête – … sauf son respect, monsieur, il en est resté comme deux ronds de flan.

Herrick écoutait, fasciné, vivant la scène à travers les mots hésitants d’Allday.

— Le chirurgien, poursuivit Allday, dit que, s’il n’était pas tombé de sa couchette, il aurait perdu sa jambe. La blessure a éclaté, et Mr. Loveys a trouvé un autre bout de métal, plus quelques morceaux de tissu qu’il a extraits à la pince.

Herrick s’assit lourdement.

— Dieu soit loué !

Jusqu’ici, il avait cru que, s’il était toujours vivant, Bolitho avait perdu sa jambe.

Allday faisait des yeux le tour de la chambre, encore sous le choc.

— Je… je suis désolé, monsieur, j’aurais pas dû faire irruption ici sans vous avoir demandé la permission.

Herrick lui tendit la bouteille.

— Retournez dans votre poste et buvez le reste. Je pense que vous avez fait largement plus que votre part.

Allday hocha lentement la tête puis commença à s’en aller. Il se retourna pour murmurer :

— Il a ouvert les yeux, monsieur – il se frottait le menton, comme pour confirmer. Et vous savez la première chose qu’il a dite ?

Herrick se taisait, incapable de supporter les larmes qui coulaient sur ses joues mal rasées.

— Vous ne m’avez pas rasé, espèce de vieux ruffian ! Voilà ce qu’il m’a dit, monsieur !

Browne referma doucement la porte derrière Allday qui partait en tanguant, perdu dans son monde à lui. Il s’assit et resta là les yeux baissés.

— A présent, monsieur, je comprends.

Herrick ne répondait pas, il s’aperçut soudain que le commandant s’était assoupi dans son fauteuil. Il quitta la chambre à pas de loup et se dirigeait vers l’échelle lorsqu’il manqua se cogner dans le chirurgien qui attendait, cramponné à la rambarde, que le vaisseau montât à la lame. Ses mains étaient toutes rouges, comme s’il avait porté des gants écarlates.

— Venez donc au carré, lui dit-il, je vais ouvrir une bouteille. Vous l’avez amplement méritée.

Loveys le regardait, l’œil soupçonneux.

— Je ne suis pas sorcier, vous savez. Le contre-amiral Bolitho a peut-être gagné un répit mais, dans le meilleur des cas, il risque de souffrir et de boiter pour le restant de ses jours.

De façon assez inattendue, il se mit à sourire, ce qui, pour une fois, laissait deviner sa fatigue.

— Si vous voulez bien me pardonner, monsieur Browne, je suis très content de moi.

Herrick se leva de son fauteuil et sortit en titubant de la chambre. Son état d’épuisement lui avait servi de prétexte. S’il avait dû poursuivre cette conversation avec Browne, il savait très bien qu’il aurait craqué comme Allday et qu’il aurait été incapable de dissimuler son émotion.

Il grimpa sur la dunette. Il distinguait vaguement des formes sombres dans la pénombre, les canons, les filets qui se détachaient comme de la dentelle sur le ciel du crépuscule.

Le pilote de quart se tenait près de l’échelle de poupe, l’un des aspirants écrivait quelque chose sur une ardoise qu’il avait approchée de la lampe d’habitacle.

Tout le bâtiment craquait et faisait entendre des claquements en se balançant pesamment sur son câble. Les ponts étaient luisants de pluie, l’air venu du large était glacial.

Herrick aperçut l’officier de quart qui se trouvait de l’autre bord. Il l’appela :

— Monsieur Pascœ !

Pascœ courut vers lui. Ses souliers faisaient un bruit de ventouses sur le pont détrempé. Il hésita un peu, essayant de percer la nuit. Il demanda :

— Vous m’avez appelé, monsieur ?

— C’est terminé, Adam. Il va survivre, et avec ses deux jambes – il se détourna. Je suis dans ma chambre, si on a besoin de moi.

— Bien, monsieur.

Pascœ attendit qu’il eût disparu, puis frappa ses deux paumes l’une dans l’autre. L’aspirant, soudain alarmé, lui demanda :

— Monsieur ? Quelque chose ne va pas ?

Pascœ avait besoin de partager ce qu’il ressentait avec quelqu’un, de lui raconter.

— Non, non, tout va bien. Je ne me suis jamais senti mieux !

Il s’éloigna, laissant l’aspirant tout éberlué. Il se préoccupait du sort de l’amiral, certes, mais la vie d’aspirant comportait bien d’autres soucis immédiats. Ces calculs, par exemple. Le vieux Grubb voulait ses résultats avant le lendemain matin. Et il n’était pas du genre à entendre la première mauvaise excuse venue.

L’aspirant revivait ces moments terribles et grandioses à la fois, il faillit en lâcher son ardoise. L’amiral qui agitait sa coiffure en défiant les canons ennemis, les hommes qui poussaient des cris d’enthousiasme, ceux qui tombaient.

Et lui, M. l’aspirant Edward Graham, du comté du Hampshire, il avait survécu à tout cela.

Ce jeune garçon de dix-sept ans ne le savait pas : Richard Bolitho pensait exactement la même chose que lui.

 

Cap sur la Baltique
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